Revue d'Evidence-Based Medicine



Prise en compte de l’âge dans la définition de la maladie rénale chronique ?



Minerva 2022 Volume 21 Numéro 5 Page 104 - 107

Professions de santé

Médecin généraliste, Pharmacien

Analyse de
Liu P, Quinn R, Lam N, et al. Accounting for age in the definition of chronic kidney disease. JAMA Intern Med 2021;181:1359-66. DOI: 10.1001/jamainternmed.2021.4813


Question clinique
Pour diagnostiquer une maladie rénale chronique, faut-il choisir un seuil fixe indépendant de l’âge ou un seuil variable selon l’âge ?


Conclusion
Cette étude de cohorte suggère qu’un critère de maladie rénale chronique tenant compte de l’âge pourrait réduire les surdiagnostics, mais on ne peut déterminer l’impact de ces nouveaux critères en termes de morbimortalité évitée. En attendant de nouvelles études, on doit veiller à ne pas surmédicaliser les patients de plus de 65 ans, qui ont une maladie rénale chronique de stade 3A sans albuminurie.


Contexte

La maladie rénale chronique (MRC) est diagnostiquée sur base, soit d’une anomalie anatomique, soit d’une anomalie fonctionnelle pendant plus de 3 mois qui se reflètent soit par un taux de filtration glomérulaire (GFR) < 60 ml/min/1,73m2, soit par une albuminurie (1). La maladie rénale chronique (y compris la protéinurie isolée) met le patient à haut risque cardiovasculaire, indépendamment des facteurs de risque cardiovasculaires classiques (2). Elle représente un véritable défi : de nombreux patients remplissent ces critères arbitrairement définis mais seul un petit nombre évoluera vers une insuffisance rénale terminale (3,4). De plus, étant donné que la GFR diminue avec l'âge, une définition basée sur un seuil de GFR fixe peut entraîner un sous-diagnostic chez les jeunes et un surdiagnostic chez les personnes âgées, avec de possibles implications financières pour le secteur de la santé (5).

 

Résumé

Population étudiée

  • patients adultes (≥ 18ans) suivis en Alberta (Canada) à partir de leurs données administratives et de laboratoire et suivis sur une période de 8 ans
  • critères d’exclusion : les patients avec greffe rénale ou en dialyse ou avec un GFR < 15 ml/min/1,73m2 à l’enregistrement
  • intervention : détermination de la MRC selon un seuil fixe de GFR de 60 ml/min/m2 ou selon un seuil de GFR variable selon l’âge : 75, 60, 45 ml/min/m2 respectivement pour les moins de 40 ans, les patients de 40 à 64 ans et ceux de 65 ans et plus  
  • comparateurs : 90393 patients de 65 ans et plus avec un GFR maintenu entre 60 et 89 ml/min/1,73m2 pendant plus de 3 mois et une albuminurie normale ou légère.

 

Méthodologie

étude de cohorte qui a été suivie du 1/4/2009 au 31/3/2017.

 

Mesure des résultats

  • critère primaire : risque de défaillance rénale (dialyse, greffe ou GFR < 15 ml/min/1,73m2 pendant plus de 90 jours) et décès sans cause rénale.

 

Résultats

  • la cohorte se basant sur un taux fixe a inclus 127132 patients (537 nouveaux cas par 100000 personnes-années). Celle se basant sur un seuil variable selon l’âge a inclus 81209 patients (343 nouveaux cas par 100000 personnes-années)
  • les patients de la cohorte taux fixe avaient un risque de défaillance rénale à 5 ans de 1,7% et de décès de 21,9% ; les patients de la cohorte taux variable avaient un risque de défaillance rénale à 5 ans de 3,0% et de décès de 25,4%
  • 53906 patients étaient inclus dans les deux cohortes ; parmi ceux-ci, 16157 (30%) ont été identifiés plus tôt par la définition à seuil fixe versus la définition à seuil adapté : médiane de 1,9 ans (IQR de 0,9 à 3,4 ans) et 731 (1%) ont été identifiés plus tôt par la définition adaptée à l’âge versus la définition à seuil fixe : médiane de 1,4 ans (IQR de 0,5 à 2,8 ans)
  • des 72703 patients inclus uniquement dans la cohorte taux fixe comme IRC mais pas via la définition du taux variable, 54342 (75%) avaient 65 ans ou plus, un GFR de base de 45 à 59 ml/min/1,73m2 et une albuminurie normale ou légère
  • chez les personnes avec un GFR de 15 à 44 ml/min/1,73 m2, un GFR inférieur était associé à des risques absolus plus élevés d'effets indésirables, quel que soit l'âge
  • parmi les personnes dont la GFR était de 45 à 59 ml/min/1,73 m2, le risque à 5 ans de défaillance rénale (0,12% ou moins) et de décès était similaire au groupe contrôle (8,3% versus 6,1% et 37,4% versus 40,8% pour l'âge de 65 à 69 ans et ≥ 80 ans, respectivement) ; le risque de décès comparé au risque de développer une IRC était beaucoup plus important : 69 fois plus de 65 à 69 ans, 122 fois plus de 70 à 74 ans, 279 fois plus de 75 à79 ans et 935 fois plus pour les 80 ans et plus.

 

Conclusion des auteurs

Cette étude de cohorte d’adultes avec MRC suggère que le critère de MRC qui utilise un même seuil de GFR pour tous les âges peut entrainer un surdiagnostic de MRC et des interventions inutiles chez de nombreux patients âgés qui ont une diminution de GFR liée à l’âge.

 

Discussion

Évaluation de la méthodologie

Cette étude est pertinente et répond à des questions importantes d’un point de vue santé publique qu’on se posait depuis longtemps (1). Les auteurs n’ont pris que les valeurs de GFR mesurées en dehors des hospitalisations pour limiter l’inclusion de patients avec insuffisance rénale aiguë. Ils ont défini quatre catégories d’albuminurie en se basant sur plusieurs critères de qualités variables : albuminurie/créatininurie en mg/g ; protéinurie/créatininurie, recherche de protéinurie par tigette urinaire : certains de ces critères, pourtant, ne sont pas conseillés par les recommandations actuelles (2). Ils ne semblent pas avoir pris en compte les anomalies rénales anatomiques, ce qui peut constituer un biais. Selon les auteurs, des 127132 patients de la première cohorte, 53906 appartenaient aussi à la deuxième et 72703 n’appartenaient qu’à la première, ce qui fait 126609. Où sont passés les 523 patients restant ? Il était évident que l’application de nouveaux critères de MRC selon l’âge - en mettant des critères plus bas pour les plus jeunes et des critères plus élevés pour les plus âgés - allait recruter plus de patients jeunes et moins de patients âgés. C’est une lapalissade. Mais cette étude a permis de quantifier ces différences.

 

Évaluation des résultats de l'étude

Les auteurs reconnaissent eux-mêmes que leur étude, menée en Alberta, avec une population essentiellement blanche, ne peut pas être généralisée à d‘autres populations génétiquement différentes. Ces critères proposés pour déterminer la MRC pourraient éviter de diagnostiquer des patients âgés à très faible risque et permettre d’identifier plus de patients jeunes à risque, mais au prix d’une méthode un peu plus compliquée. Il reste à en évaluer l’impact clinique en termes de coût et de complications évitées. L’affirmation qui souligne que les patients de plus de 65 ans avec un GFR < 60 ml/min/m2 et une faible albuminurie ont beaucoup plus de chance de décéder que d’avoir une défaillance rénale ne contredit pas forcément l’intérêt du dépistage. On sait que les patients souffrant de MRC sont plus à risque d’un décès cardiovasculaire que de défaillance terminale. Cela est d’ailleurs pris en compte dans le calcul du QRISK (6). Le dépistage de la MRC ne vise pas uniquement à diminuer l’évolution vers la défaillance terminale, mais aussi à diminuer les autres complications (morbidité cardiovasculaire, anémie, troubles du métabolisme phosphocalcique). Leur dépistage pourrait rester intéressant si cela débouchait sur une diminution de ces complications.  

 

Que disent les guides de pratique clinique ?

Depuis 2002, il existe des critères bien définis de la MRC (7), qui ont été modifiés en 2012 (8) et qui se basent sur la présence d’une anomalie anatomique, le GFR et l’albuminurie. La MRC était divisée en 5 stades (le troisième a été divisé en A et B en 2012). En 2012, chaque stade a été divisé en 3 catégories selon l’importance de l’albuminurie. Cela a augmenté très largement le nombre de patients porteurs de MRC. En 2013 déjà, un article du BMJ (1) interpelait sur ces nouveaux critères et en particulier sur le seuil arbitraire de 60 ml/min/1,73m2, indépendant de l’âge, qui produisait un nombre important de surdiagnostics, de traitements et d’interventions inutiles. Les auteurs recommandaient déjà qu’on tienne compte de l’âge des patients et en particulier : « N’utilisez pas en routine le label MRC pour les patients de plus de 65 ans et plus au stade 3A (GFR entre 45 et 60 ml/min/1,73m2) et une absence d’albuminurie ». On pourrait ajouter qu’en français, l’expression commune d’ « insuffisance rénale » doit être utilisée avec plus de prudence encore. Les auteurs de l’article soulignaient en outre les liens des auteurs de ces recommandations avec des firmes pharmaceutiques.

Depuis 2005 sont apparus plusieurs guides de pratique clinique pour le dépistage et la prise en charge de la MRC, dont plusieurs ont été remis à jour (8-11). La recommandation NICE, remise à jour en novembre 2021 (2), rappelle toutes les mesures de prudence dans l’utilisation des formules à partir du taux de créatinine pour estimer le GFR, particulièrement chez les patients d’origine africaine et asiatique. On y donne une définition de la MRC : « Anomalies de la fonction ou de la structure des reins présentes depuis plus de 3 mois, avec des implications sur la santé. Cela inclut toutes les personnes avec des marqueurs de lésion rénale et ceux avec un GFR < 60 ml/min/1,73m2 à au moins deux occasions à 90 jours d’intervalle ». Les nouvelles mises à jour KDIGO sont similaires sur ces points (12).

 

Conclusion de Minerva

Cette étude de cohorte suggère qu’un critère de maladie rénale chronique tenant compte de l’âge pourrait réduire les surdiagnostics, mais on ne peut déterminer l’impact de ces nouveaux critères en termes de morbimortalité évitée. En attendant de nouvelles études, on doit veiller à ne pas surmédicaliser les patients de plus de 65 ans, qui ont une maladie rénale chronique de stade 3A sans albuminurie.

 

 

Références 

  1. Moynihan R, Glassock R, Doust J. Chronic kidney disease controversy: how expanding definitions are unnecessarily labelling many people as diseased. BMJ 2013;347:f4298. DOI: 10.1136/bmj.f4298
  2. National Institute of Health and Care Excellence. Chronic kidney disease: assessment and management. NICE Guideline [NG 203] Published 2021. URL: https://www.nice.org.uk/guidance/ng203/resources/chronic-kidney-disease-assessment-and-management-pdf-66143713055173
  3. Kidney disease: improving global outcomes (KDIGO). CKD Work Group. KDIGO 2012 clinical practice guideline for the evaluation and management of chronic kidney disease. Kidney Int Suppl 2013;3:112-9.
  4. Levey AS, de Jong PE, Coresh J, et al. The definition, classification, and prognosis of chronic kidney disease: a KDIGO Controversies Conference report. Kidney Int 2011;80:17-28. DOI: 10.1038/ki.2010.483
  5. Liu P, Quinn R, Lam N, et al. Accounting for age in the definition of chronic kidney disease. JAMA Intern Med 2021;181:1359-66. DOI: 10.1001/jamainternmed.2021.4813
  6. ClinRisk Ltd. Welcome to the QRISK®3-2018 risk calculator, 2017-18. URL: https://qrisk.org/three/index.php
  7. National Kidney Foundation. K/DOQI clinical practice guidelines for chronic kidney disease: evaluation, classification and stratification. Executive summary. Am J Kidney Dis 2002;39:S17-31.
  8. KDIGO. KDIGO clinical practice guidelines for the evaluation and management of chronic kidney disease. Kidney Int Suppl 2013;3:1-150. DOI: 10.1038/ki.2009.188
  9. Burden R, Tomson C; Guideline Development Committee. Identification, management and referral of adults with chronic kidney disease: concise guidelines. Clin Med (Lond.) 2005;y5:635-42. DOI: 10.7861/clinmedicine.5-6-635
  10. Scottish Intercollegiate Guideline Network. Diagnosis and management of chronic kidney disease. SIGN Guideline 103, 2008.
  11. National Institute of Health and Care Excellence. Chronic kidney disease. National clinical guideline for early identification and management in adults in primary and secondary care. NICE [CG73]. Published 2008 / Updated 2014.
  12. KDIGO. KDIGO 2021 Clinical practice guideline for the management of blood pressure in chronic kidney disease. Kidney International 2021;99 Supplement:S1-S87. DOI: 10.1016/j.kint.2020.11.003

 


Auteurs

Crismer A.
Département Universitaire de Médecine Générale, Université de Liège
COI : Absence de conflits d’intérêt avec le sujet.

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